Retour à la T17
Matthieu Luzak — mai 2022

1977
Pascale passe en revue les trente-trois tours qu'elle a ramenés d'Angleterre. Dans le carton, elle les fait défiler à l'aide des doigts de ses deux mains. Ses mains de femme, supposément plus agiles et soigneux, ces « petites mains » dont l'administration des PTT avait tant besoin pour s'occuper de chèques, de fiches, de papiers en tout genre. Sa collection de disques est ce qu'elle a de plus précieux dans le studio où elle a récemment emménagé. Un condensé de souvenirs de ses trois années outre-Manche. Elle commence à peine digérer son retour. Ça lui paraît loin depuis que les journées de travail s'enchainent aux chèques postaux. Heureusement qu'il y a les copines. Les rencontres ont facilité la transition. Ecouter ses disques lui fait maintenant moins mal au cœur, les flash-backs sont moins douloureux. Les réminiscences de cette période lui donnent plus facilement le sourire.
Elle hésite puis arrête son choix sur The Easybeats, avec sa pochette au fond vert pomme, les lettres rose à la typo façon flower power, les motifs arrondis vaguement psychédéliques en violet, et les cinq membres du groupe habillés en jeans et chemise noire rayées blanc, des coupes de cheveux de Mods, au bol, dans le style des Beatles. L'album est de 66, leur style fait déjà ringard se dit elle en faisant glisser la galette de vinyle hors du carton pour la poser sur l'électrophone. Le style est peut-être ringard mais le son est toujours sensass. La chanson de l'album éponyme « Friday on my mind » est de circonstance. On est vendredi, et comme dans le texte, elle y a pensé dès le début de la semaine. Le boulot est pas passionnant, elle a le temps de gamberger.
Avec les filles, elles ont prévu de se voir. Ça l'étonne d'ailleurs qu'à l'étage au dessus Françoise ne se soit pas encore manifestée. Rien qu'à songer à sa voisine et collègue, Pascale a le sourire. Quelle bout en train celle-là. Toujours un bon mot, une connerie à dire pour les faire marrer. Sans Françoise, son installation aurait été plus dure, c'est sûre.

Do the five day grind once more
I know of nothin' else that bugs me
More than workin' for the rich man
Travailler encore cinq jours me fait grincer des dents, rien m'ennuie plus que bosser pour les riches. Tu parles qu'ils ont raison les Easybeats. Dans son Anglais impeccable, elle reprend les paroles du groupe australien au son tellement british. Elle pense à parler de ce disque à Dominique, le frère de sa copine Y, avec qui elle aime causer musique, et qui semble apprécier qu'elle lui traduise les paroles. Elle aime bien déceler une pointe d'admiration dans ses beaux yeux bleus. « bosser pour les riches », « bosser pour l'homme riche », elle se demande comment elle devrait traduire. Même si c'est du mot à mot, « l'homme riche » c'est assez juste. Pour qui, elles bossent, elles, les filles des chèques ? Pour des bonhommes. Ils ont tous les postes et tous les droits. Combien y'a de filles cadres ? Quasiment aucune. Et dès qu'elles veulent de l'avancement, elles sont barrées. Mais vous allez avoir des enfants Mademoiselle, et comment on fera, quand vous serez absente. Et ils les « encadrent », les contrôlent plutôt, les fliquent même. Et que ça décompte du temps de pause, et que ça critique la productivité, et est-ce que c'est fini de papoter, et l'ordinateur fonctionne, il va pas vous attendre. Ras le bol des « garde-chiourme » comme dirait Christiane. Heureusement qu'y'a des filles comme elle pour pas se laisser faire, pour monter au créneau, inciter les filles à débrayer. Ils se prennent un peu moins pour dieu le père tous ces bonhommes cravatés.
Tout en chantant, Pascale attrape le paquet rouge et blanc de Craven A posé sur la table basse du salon. Elle sort un briquet de la poche de son blue jean et allume une cigarette en se dirigeant vers la fenêtre. Elle l'ouvre et crache la fumée vers l'extérieur. Du premier étage, elle donne sur un terrain vague. Les larges traces de pneumatiques d'engins de chantiers ou de chaines de tractopelles annoncent des constructions. La dalle qui doit environner leur tour est encore en chantier. Des centaines de mètres plus loin, quelques bosquets rappellent qu'une forêt se dressait encore ici il y a encore quelques années. Il y avait peut-être une maison près d'une fontaine comme dans la chanson de Nino Ferrer. Aujourd'hui, les plus hautes cimes paraissent ridiculement petites comparées à l'énorme bloc qui s'élève au cœur de la ville nouvelle. Un cœur dont les battements irriguent chaque jour les environs d'un peu plus de ciment, de béton, de verre, dans un rayon de plus en plus large, via les rues percées dans le paysage autrefois marécageux, via les passerelles, comme celle qu'elle franchit chaque jour pour aller travailler aux chèques postaux. Autre bâtiment massif, en forme de croix celle-là, comme pour symboliser la religion du « progrès », de l'informatique qui se développe sur les plateaux où elles travaillent et dicte les cadences. Pascale a du mal à imaginer qu'une quinzaine d'étages s'empilent au dessus de son appartement. Elle est passée de l'horizontal des faubourgs ouvriers de Wholverhampton, des maisons mitoyennes avec leurs bow windows, au décor vertical de la Source à l'ombre de la T17 et du centre financier.
Est-ce qu'elle a bien fait ? La question la poursuit. Elle s'était pourtant épanouie en mettant de la distance avec ses parents. Elle avait respiré la vie à grande bouffées, loin de l'atmosphère empoisonné du foyer parental. Ses parents « vieux jeu ». Sa mère surtout. Exigeante, névrosée, possessive, oppressante. Toujours à se plaindre, toujours une critique, un reproche à la bouche. Rien de ce que faisait Pascale ne trouvait jamais grâce à ses yeux. Des dispostions qui avaient contribué à un manque d'assurance, avait façonné une confiance fébrile en ses capacités. Mais ses années en Angleterre l'avait réhabilitée. Elle était la petite Frenchie qu'on prenait pour une locale. Dès les premiers mois, on s'étonnait de sa facilité à apprendre l'Anglais, son accent remarquable. Au bout d'un an à peine, elle passait pour une fille des Midlands. Elle la Tourangelle, on lui demanderait plus d'une fois si elle était de Birmingham.


Qu'elle s'approprie une langue, un vocabulaire, le plus naturellement du monde quand d'autres sur place peinaient, ne perdraient jamais leur accent, comment était-ce possible ? Elle-même se l'expliquait difficilement. La réponse résidait en partie dans les dispositions au mimétisme social de ses parents. Sa mère et sa capacité à alterner les registres langagiers. Toute en maitrise des convenances et du parler bourgeois dans les commerces du centre ville de Tours. Toujours apprêtée, maquillée, le port altier, les parures, les bijoux. Une posture qui tranchait avec le parler encore paysan au domicile, les « où donc que c'est-y que », les « quoi donc que tu fourgounes » et autres formules de sa Brenne natale, certaines en patois. Sa mère qui se rêvait en notable, n'avait cessé d'inciter son père à grimper les échelons de l'administration des P et T. Lui le fils de valet de ferme du bocage vendéen dont le père mort dans les tranchées de la grande guerre alors qu'il n'avait pas trois ans. La pension de veuve de sa mère l'avait autorisé à aller à l'école. Entré comme surnuméraire dans l'administration des postes, il avait échappé au destin de journalier, au travail harassant des fermes, à l'exploitation des valets de ferme par des métayers eux-mêmes exploités par les propriétaires terriens. Les ambulants, la recette de Lille, le tri à Montparnasse, il avait vu du pays, connu l'effervescence du Front populaire avant de se fixer à Tours et se marier sur le tard peu avant la quarantaine.
Des parents « vieux jeu », et vieux tout court. Elle, l'enfant du baby boom, ils l'ont eue sur le tard leur fille unique. Dès son entrée en sixième, lorsqu'ils venaient la chercher au lycée de jeunes filles, on les prenait pour ses grands-parents. Quand elle a vu les Valseuses au cinéma, elle n'a pu s'empêcher de se voir à la place de Miou-Miou avec ses parents en vacances. La table pliante derrière la voiture. Les excursions sur les routes de France, les journées longues. Des vacances dont ils se souviendraient plus tard grâce au modèle de l'auto. « Mais si, rappelle toi, on avait la Panhart ».
Maintenant, Pascale embrassait la même carrière que ses parents. Le concours des postes, presque au plus bas de l'échelle. Il fallait que sa mère le déplore. Etait-ce pour ça qu'on l'avait encouragée à faire des études. Etait-ce là tout ce à quoi elle pouvait prétendre avec sa licence d'Anglais ? Ce n'était pas une bonne situation. Entrer dans l'administration, ça allait à l'époque de ses parents au début des années 30. Mais ça ne valait plus rien et ce n'est pas là qu'elle allait trouver un bon parti, à moins qu'elle préférât la coiffe des catherinettes. La ritournelle des lamentations de sa mère lui revenait régulièrement. Là, elle lui gâchait subitement la mélodie de sa chanson. C'était pourtant sa mère qui lui avait fait croire que son père souffrait d'un cancer pour la faire tout quitter et revenir en France. C'était bien à cause d'elle qu'elle s'était hâtée de passer un concours et trouver un poste pour échapper du foyer parental. Ses parents désormais à la retraite, sa mère avait d'autant plus de temps pour déplorer les choix de sa fille, et critiquer son mari qui l'aurait trop protégée. Son mari qui essuyait aussi mille reproches à la moindre occasion.
Fous moi la paix, elle avait envie de dire à sa mère, de plus en plus souvent. Arrête de me parler de bon parti, ce n'est pas de ma faute si ton pharmacien t'a lourdé avec perte et fracas avec le mariage, si mon père était un choix par défaut. T'avais qu'à être moins chiante.
Elle rêverait de lui envoyer au visage mais s'en empêche, préfère in fine ne pas aller au scandale, maintenir des rapports à peu près apaisés avec ses parents, pour ne pas embarrasser ce père auquel elle tient tant mais qu'elle aurait aimer voir s'affirmer plus souvent. Au fond, c'est un peu de sa mère qu'elle tient son tempérament, qu'elle a pas peur de dire merde aux bonhommes. Paradoxalement, elle lui doit ce qu'elle lui reproche. Car, elle rêve d'entendre son père dire à sa mère de la boucler. La remettre à sa place. Sa place ? Elle s'en veut d'utiliser cette expression. Quelle place ? Celle que la société veut les voir occuper. « Petites mains », génitrices, et il faudrait qu'elles ne mouftent pas par dessus le marché. Tout ça la ramène aux discours de Christiane. Elle a bien raison d'inciter les filles à s'organiser, à pas se laisser faire.
Alors que sa cigarette se consumme jusqu'à atteindre ses doigts, Pascale est tirée de ses pensées par un morceau de papier qui apparaît et descend jusqu'à s'arrêter exactement au centre de son champ de vision. Sur la feuille reliée à un fil,cinq lettres et un point d'interrogation : APERO ? Les facéties de Françoise... de quoi lui redonner le sourire. Le fou rire la première fois qu'elle a vu une pancarte descendre au bout d'un fil depuis l'étage du dessus. T'aurais pas des œufs ? Son premier message. Et puis il y en a eu d'autres depuis l'été 77 de son emménagement, quand elles ont fait connaissance en se croisant dans les escaliers. Pascale a eu beau lui rappeler son numéro de téléphone, Françoise a pris goût à ses petites pancartes et leur effet de surprise.